La conférence
Les enjeux
SOS Racisme vient de réaliser un testing original par rapport aux précédents, effectués par cette association ou par d’autres : il a mesuré la complicité entre des agences immobilières et des propriétaires qui leur ont confié la location, ce qui pouvait conduire à des choix de locataires exclusifs sur la base de considérations raciales.
Les résultats révèlent que la moitié des entreprises testées accepte de discriminer si c’est une exigence du bailleur. En clair, alors même que l’État, à la demande de la profession, a récemment rendu obligatoire par décret du 14 octobre 2020 une formation pour sensibiliser aux conséquences sociales et aux risques judiciaires de la discrimination, alors que les syndicats œuvrent pour améliorer la situation, le problème ne semble pas trouver de solution.
Que faire ?
Les formations dispensées sont-elles adaptées ? Sont-elles suivies ? Les professionnels de la location et de la gestion font-ils preuve d’assez d’indépendance et d’autorité envers les propriétaires qui les mandatent ? Faut-il plus de sanctions ? Envers qui, les professionnels ou leurs mandants ? Quelle est la situation du marché non intermédié ? La discrimination raciale est-elle la seule concernée ou simplement la plus fréquente ?
Des responsables professionnels et des acteurs de terrain analysent sans complaisance ni tabou et proposent des solutions.
Les intervenants
Le débat est animé par Henry Buzy-Cazaux, président de l’Institut du Management des Services Immobiliers, avec:
- Danielle Dubrac, présidente de l’UNIS
- Hermann Ebongue, secrétaire général de SOS Racisme
- Nathalie Moreau, présidente de FONCIA Carrières et compétences
- Fabienne Pélissou, formatrice, dirigeante d’Immo Vision Consultants
- Jean-Marc Torrollion, président de la FNAIM
La synthèse
En matière de discrimination, les administrateurs de bien sont-ils voués à rester les otages de leurs bailleurs pour conserver leurs mandats ? Ce n’est en tout cas pas la volonté des professionnels de l’immobilier qui ont échangé avec Hermann Ébongué, secrétaire général de SOS racisme, l’association à l’origine d’une seconde campagne de testing auprès des agences immobilières. Tous s’accordent à vouloir trouver des solutions pour lutter contre les discriminations de toutes natures (âge, sexe, origines, croyances, handicap, etc.) : « C’est un travail de longue haleine qui doit partir du board de l’entreprise, quelle que soit sa taille (…) C’est une bataille culturelle, une vraie bataille de métier. (…) À côté des formations, il faut aussi soutenir cette culture », énonce M. Ebonge. Mais pour bien comprendre la stratégie ainsi énoncée, il faut revenir sur la genèse d’une situation qui peu glorieuse pour la filière immobilière qui, pourtant, avait pris des mesures prophylactiques.
Les réels objectifs poursuivis par SOS Racisme
Depuis plus de 20 ans, SOS Racisme mène des opérations de testing. A l’origine, les actions avaient pour but de « répondre à une difficulté majeure qui était celle de prouver une pratique discriminatoire », rappelle Hermann Ébongué. « Il nous fallait trouver quelque chose qui pourrait nous amener à apporter les preuves de discrimination non pas uniquement pour aller devant les tribunaux mais aussi pour pouvoir interpeller l’opinion publique, la classe politique, pour montrer la réalité des discriminations opérées dans tous les domaines (ouverture d’un compte bancaire, entrée en boîte de nuit, etc.) ». En 2019, l’Association s’attaque au secteur de l’immobilier avec un testing dans la région Île-de-France qui révèle un taux de discrimination dans l’accès au logement locatif de 51 %. Les pouvoirs publics prennent alors des dispositions en modifiant le décret n° 2016-173 du 18 février 2016 relatif à la formation continue des professionnels de l’immobilier : les titulaires de la carte professionnelle – mais pas leurs collaborateurs (NDLR : un décret, attendu par la profession, devrait intervenir sur ce plan) – doivent, depuis le 1er janvier 2021, justifier d’activités de formation continue relative à la non-discrimination à l’accès au logement (Décr. n° 2020-1259 du 14 oct. 2020, art. 2). Trois ans plus tard, le testing est étendu à l’ensemble du territoire et, cette fois, les enquêteurs endossent le rôle de potentiels bailleurs (et plus celui de locataires). Résultat : ce sont 49 % des 136 agences interrogées qui ont accepté de pratiquer une sélection discriminatoire, certaines (23 %) après avoir pourtant procédé à un rappel de la loi auprès de ces prospects. Par cette action, l’Association veut faire le constat du possible recul du filtre de la discrimination. Le travail ainsi opéré par SOS Racisme se veut avant tout préventif et de recherche, et ne vise pas uniquement la sanction de la filière.
Le cap « formation-persuasion » pris par les syndicats professionnels
Pour Jean-Marc Torrollion, président de la FNAIM, la situation n’est certes pas satisfaisante. Pour autant, tout ne lui semble pas négatif : « Mais n’est-ce pas finalement du cynisme qui consiste de la part d’un agent immobilier, d’un administrateur de bien, à rappeler la loi qu’il propose d’enfreindre ? A savoir discriminer soi-même (…) : l’agence l’assume ou le fait assumer par son bailleur. Je pense, malgré tout, qu’il faut voir quelque chose de positif dans ce rappel à la loi (qui a bondi de 57% dans l’ancienne étude à 75 % aujourd’hui) : il crée une complicité très forte de l’agence qui accepte de discriminer (…), ce que je trouve très dommageable mais, en même temps, j’y vois le début d’une pénétration des consciences sur le fait que l’on n’ignore pas la loi et l’on n’ignore pas la loi même au niveau des collaborateurs (…). Ce rappel à la loi est sûrement le fruit des efforts de formation ». Toutefois, il souligne que si les professionnels de l’immobilier sont « un bien meilleur filtre contre la discrimination que ne le sont les particuliers », le résultat du testing va à l’encontre de la revendication faite par la profession auprès des pouvoirs publics : être un tiers de confiance impose une application stricte de la loi. Aussi préconise-t-il de poursuivre les efforts engagés : « la formation doit s’attacher à l’argumentaire (…) pour convertir celui qui veut discriminer (…). L’enjeu futur est d’arriver (…) à vendre notre prestation qui, en toute indépendance par rapport à ces critères de discrimination, est capable de rendre en réalité un vrai service à notre propriétaire et, ce, en respectant scrupuleusement la loi et en faisant en sorte de lui faire comprendre que sa lubie éventuelle n’est pas recevable et que nous sommes capables de lui donner satisfaction tout en ne discriminant pas et en respectant la loi. Et cette confiance doit aussi être reçue de la part du locataire ».
Côté Unis, sa présidente, Danielle Dubrac, rappelle l’action résolument préventive que le syndicat a menée depuis de nombreuses années aux côtés de la Halde et, aujourd’hui, du Défenseur des droits : « On a formé nos propriétaires et surtout nos professionnels à la lutte contre la discrimination (…) ; nous avons rédigé des guides pour les professionnels ; nous avons inséré dans tous nos mandats des rappels de clauses de non-discrimination pour attirer l’attention des signataires de façon à ce que l’on puisse montrer les peines encourues. (…) Dans nos formations, on aborde la discrimination dans différents modules métiers : quand on va parler de la responsabilité pénale des professionnels ou des risques encourus quand vous rentrez de nouveaux mandats de gestion locative et de copropriété (…). On va regarder tout ce qui va être discriminant de façon involontaire (…) [car] on discrimine parfois sans le vouloir, sans intention de nuire. (…) Il faut aussi comprendre le propriétaire, qui veut avoir son loyer : charge à nous de le former, de l’informer et peut être aussi de le persuader que, dans tel cas de figure, son critère est discriminant et que, finalement, en regardant d’autres critères il va aussi avoir la chance d’avoir un bon locataire. (…) Il faut décorréler la question de la discrimination à l’entrée d’un locataire de la question des impayés : c’est très important ». Et, en effet, il arrive, parfois, que bailleurs et administrateurs de biens assimilent à certaines personnes des risques majorés au titre desquels figure, notamment, le risque d’impayé, ce qui peut conduire à la discrimination.
Derrière la discrimination raciale : les biais cognitifs qu’il faut apprendre à déconstruire
Il n’y a pas que dans le monde du travail que les biais cognitifs viennent perturber nos jugements, faire émerger nos peurs. Tour comme un DRH au cours du recrutement d’un salarié, le bailleur ou son mandataire, l’administrateur de biens, peut, au moment de choisir le locataire, prendre, consciemment ou non, une décision influencée par ses préjugés : « Ces préjugés vont porter, notamment, sur l’évolution de la vie de tel ou tel locataire au fil du contrat. On se dit qu’un locataire âgé ne pourra pas être mis dehors ; qu’un jeune, calme aujourd’hui, fera la fête demain ; qu’une femme seule avec trois enfants ne tiendra pas et ne va pas rester longtemps où elle est, etc. A cet effet, la taille des logements ramené au nombre d’occupants est un vrai sujet », rapporte Fabienne Pélissou, formatrice, dirigeante d’Immo Visio Consultants, qui qualifie ces comportements de « discrimination involontaire ». Faut-il craindre pour l’avenir ? Les consciences vont-elles évoluer ? La formatrice, qui fut une des pionnières à proposer le sujet de la non-discrimination à son catalogue, se veut confiante. Elle relève, toutefois, que la peur de perdre un mandat reste une préoccupation dominante tant chez les managers que chez leurs collaborateurs. Aussi un travail pédagogique s’impose-t-il au plus haut niveau de la hiérarchie des entreprises : les dirigeants doivent édicter une ligne de conduite claire et soulager les collaborateurs sur ce point. De même, se pose la question de savoir si le propriétaire doit avoir un droit de regard sur les différentes candidatures à la location sachant qu’il a mandaté un administrateur de biens pour gérer son patrimoine. Sur ce point, les avis divergent. Coté FNAIM, le mandataire doit assumer intégralement le choix du locataire. Côté Unis, le concours du propriétaire est préconisé.
La stratégie « tolérance 0 » déployée par le groupe Foncia
Sévèrement visé par le testing réalisé en 2019 par SOS Racisme, le groupe Foncia a adopté une approche drastique : la tolérance 0 en matière de discrimination. Si la stratégie a porté ses fruits, le sujet demeure une forte préoccupation : « On a considéré qu’il fallait que l’on aille plus loin en mettant en place des dispositifs de formation complémentaires spécifiquement sur le sujet de la non-discrimination, sous un angle d’identification des stéréotypes, de façon globale », expose Nathalie Moreau, directrice des ressources humaines d’Emeria (groupe Foncia). La formation a été déployée à tous les niveaux de l’entreprise : dirigeants, patrons de cabinets au niveau régional, managers et assistants de gestion locative. « On va accélérer sur les deux prochaines années pour former 100% des collaborateurs sur ce dispositif spécifique », déclare Nathalie Moreau. Et pour prouver son engagement à vouloir éradiquer toutes formes de discrimination, le groupe a intégré cette démarche dans sa politique RSE : « les sujets de la diversité, de l’inclusion et donc de la non-discrimination, sont majeurs pour les entreprises aujourd’hui et constituent un enjeu aussi dans la société en générale. Cela doit être un enjeu pour le secteur de l’immobilier dans sa globalité. (…) Il y a un enjeu d’image, et donc de valorisation, pour les entreprises (…), au-delà des convictions des hommes et femmes qui constituent les comités de direction des entreprises », souligne Nathalie Moreau.
Quel contrôle et quelles sanctions pour ces professionnels discriminants ?
Pour Jean-Marc Torrollion : « la notion de contrôle aujourd’hui n’est pas effective en dehors du fait qu’il appartient à l’entreprise de l’opérer (au même titre qu’elle le fait pour Tracfin) et d’avoir ses propres processus internes de contrôle sur la non-discrimination. (…) Et même si nous sommes soumis à une certaine pression de la clientèle, (…) il faut assumer un filtre républicain vis-à-vis de nos clients et l’assumer naturellement, judiciairement. »
Concernant les sanctions pouvant être infligées aux agences usant de pratiques discriminantes, la présidente de l’Unis rappelle qu’une commission, au sein de son syndicat, a en charge la mission d’examiner les plaintes qui seraient portées à sa connaissance : « malheureusement si quelque chose est récurrent alors nous allons rappeler le droit, (…) les différentes formations (…), voire éventuellement sanctionner ». Côté FNAIM, Jean-Marc Torrollion tient à préciser : « en ce qui concerne la Fédération, puisque deux noms ont été cités dans l’étude de SOS Racisme, les présidents des chambres territoriales de la FNAIM dont les agences sont concernées sont membre (à savoir les Bouches- du-Rhône et la Loire Atlantique) ont la responsabilité de la mesure disciplinaire et elle sera adaptée : on peut avoir notamment un blâme avec obligation de formation ou une radiation tout simplement. C’est au niveau local que ça va se prendre mais je suis ça avec attention ».
Quelles mesures demain ?
SOS Racisme est invité par les deux présidents des syndicats professionnels à auditionner leurs formations. Une démarche évidemment bien accueillie par Hermann Ébongué : « Je pense qu’il y a vraiment besoin d’échanger comme on est en train de le faire ».
Au lendemain de cette seconde campagne de testing, Jean-Marc Torrollion ambitionne de transformer le testing en vertu pédagogique : « nous souhaiterions avoir le nom au moins des agences vertueuses (…) aussi parce que nous sommes capables à ce moment-là d’avoir un discours intéressant et surtout, parce que des agences qui ont été testées ne le savent pas. Et je pense qu’elles seraient les premières à le découvrir et, au fond, elles pourraient en parler, ce serait extrêmement puissant comme vecteur pédagogique ».
Quant au projet de vouloir faire signer une charte de non-discrimination aux propriétaires bailleurs, le président de la FNAIM y voit la possibilité de placer la profession « dans une zone de confort », même si « cela ne solutionnera pas les 42% des bailleurs qui disent vouloir gérer eux-mêmes parce qu’ils veulent s’affranchir d’un certain nombre de dispositifs réglementaires. (…) Si le gouvernement considère que nous sommes un filtre républicain, je pense qu’il peut aussi nous octroyer des avantages concurrentiels contre le marché du particulier pour renforcer l’interdiction qui, elle-même, serait contrôlée de ce point de vue-là. Et là, on a un travail à faire ». Et Danielle Dubrac de compléter : « pourrait être discutée avec le Défenseur des droits la possibilité de faire entrer la discrimination comme facteur de remise en cause d’un avantage fiscal : ce pourrait être aussi une autre façon de travailler le sujet ».
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